Réussir le pivot asiatique implique pour la Russie d’améliorer considérablement le niveau socio-économique et démographique de son Extrême-Orient, véritable plateforme d’accès terrestre et maritime au bassin indo-pacifique. Dans cette zone, elle doit continuer d’intensifier ses échanges avec ses deux partenaires majeurs qui sont la Chine et l’Inde, maintenir le statu quo actuel avec le Japon et la Corée du Sud, dans l’attente de jours meilleurs après la fin de la guerre en Ukraine et optimiser ses relations avec tous les pays de l’ASEAN, cinquième bloc économique mondial.
Le pivot asiatique de la Russie (T 1595)
© Peter Fitzgerald (traduction française parJoelf) via Wikimedia Commons
Regards vers l’Est : une constante de l’histoire russe
L’intérêt porté par la Russie à l’Extrême-Orient et l’Asie est une constante de son histoire mouvementée. C’est sous le règne d’Ivan IV le Terrible que ce pays devint un empire euro-asiatique après la prise des khanats d’Astrakhan (1556), de Kazan (1557) et le début de la conquête de la Sibérie par l’ataman cosaque Ermak.
Près de deux siècles plus tard, quand Pierre le Grand a fait de la Russie une grande puissance européenne par le biais d’une occidentalisation à marche forcée, il a néanmoins continué de conforter le flanc oriental de son empire en direction de la Chine et du Kamtchatka, où se déploient alors une garnison russe et des îles Kouriles, explorées en 1717 par les Cosaques.
Plus près de nous au vingtième siècle, en 1955, Nikita Khrouchtchev avait envisagé de constituer un bloc sino-soviéto-indien face à l’Occident mais les guerres entre la Chine et l’Inde en 1962 puis entre l’Union soviétique et la Chine en 1969 firent avorter ce projet.
Enfin, au début des années 2000, Vladimir Poutine, en quête de nouveaux partenaires en Asie, a repris la « doctrine Primakov » du nom de l’ancien ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre de Boris Eltsine. Le but était de créer un triangle stratégique entre la Russie, l’Inde et la Chine pour contrebalancer durablement l’influence américaine.
Ces quelques références historiques corroborent l’analyse d’Isabelle Facon selon laquelle le pivot asiatique russe des années 2015 n’est pas exclusivement conditionné par la détérioration des relations actuelles entre Moscou et les Occidentaux (1).
L’avenir de ce pivot asiatique – sa réussite ou son échec – passe par un développement socio-économique harmonieux et complet du district fédéral de l’Extrême-Orient russe. Comme l’a souligné Vladimir Poutine lors du huitième forum économique de l’Extrême-Orient à Vladivostok en septembre 2023, « son rôle est un facteur clé pour le futur de notre pays et son positionnement au sein d’un monde multipolaire. Son développement est notre priorité absolue du XXIe siècle ». Cette région est une véritable tête de pont terrestre et maritime vers l’Asie Pacifique dont la Chine et l’Inde mais aussi vers l’Association des nations de l’Asie du sud-est (ASEAN) classée cinquième économie mondiale.
Assurer l’essor socio-économique de l’Extrême-Orient russe ou les travaux d’Hercule de Vladimir Poutine
L’Extrême-Orient russe comprend onze régions ou oblasts (2). Comme l’a rappelé le président Poutine au forum cité précédemment, « l’Extrême-Orient c’est 40 % du territoire de la fédération. Ici se trouvent presque la moitié de nos forêts et de nos réserves d’or, plus de 70 % de nos ressources halieutiques et de nos réserves de diamants, 30 % de nos réserves de cuivre et de titane ». Autre caractéristique mais beaucoup moins favorable, le très faible niveau de population qui n’a cessé de chuter depuis la fin de l’Union soviétique : 10,5 millions d’habitants en 1991 et seulement 8,2 millions en 2019.
Globalement, le développement de cette région s’est avéré décevant depuis 2010 comme l’a souligné Abel Abangebyan (3), membre de l’académie russe d’économie nationale auprès du président de la fédération de Russie.
Selon cet académicien, les plans successifs (4) de développement « n’ont obtenu aucun résultat positif ni sur le plan économique ni sur le plan social ». Ainsi, de 2013 à 2019, l’agriculture ne s’est développée que de 7 % contre 20 % dans le reste de la Russie. La production de viande a décliné de 10 % et celle du lait de 8 %. Le secteur du bâtiment a stagné ou régressé (moins 11 % en 2017). Ce bilan préoccupant fut quelque peu ignoré, dans la mesure où Moscou bénéficiait encore de relations économiques et commerciales essentiellement avec ses partenaires de l’Union européenne. À présent que les sanctions se sont accumulées et que les relations avec le monde occidental sont au point mort, il est urgent pour la Russie de changer de braquet pour faire du district extrême-oriental une véritable plateforme d’intégration dans l’économie de l’Asie Pacifique.
Pour atteindre cet objectif, le gouvernement a élaboré un « programme national de développement socio-économique de l’Extrême-Orient pour la période jusqu’en 2024 et pour l’avenir jusqu’en 2035 » (5) signé en septembre 2020 par le Premier ministre Mikhaïl Michoustine. Ce programme vise à « créer en Extrême-Orient, des conditions compétitives à l’échelle mondiale, grâce auxquelles arriveront les investissements privés nécessaires au développement économique et par la suite de nouveaux emplois, une nouvelle qualité de la sphère sociale et des conditions de vie attrayantes pour les personnes (6) ».
Ce plan en trois étapes est le fruit d’une vaste consultation de 230 000 habitants et d’une approbation des chambres législatives régionales. Mis en œuvre par Yuri Trutnev, représentant plénipotentiaire de Vladimir Poutine et sous le contrôle de la société civile dont la chambre civique (7) de la fédération de Russie il fera l’objet à chaque fin d’étape d’un bilan public des résultats obtenus. Ce plan est décliné dans une première partie au niveau du district oriental dans sa globalité puis au niveau de chacune des onze entités régionales. Pour le district fédéral d’Extrême-Orient, le gouvernement table sur un train de mesures administratives, financières et fiscales, et le développement des infrastructures.
Pour les premières citées, plusieurs organismes comme « le Fonds de développement de l’Extrême-Orient et de l’Arctique » et « l’Agence d’Extrême-Orient pour attirer les investissements et soutenir les exportations » aident les investisseurs potentiels à définir et réaliser leurs projets, à trouver des financements et d’éventuels partenaires. Un site Internet « ouvrir son entreprise » a été créé pour les accompagner dans leurs démarches. Les dispositions financières concernent avant tout les PME/PMI qui œuvrent dans des conditions difficiles en Extrême-Orient en raison du coût élevé des transports et de l’énergie. Le gouvernement leur a alloué la somme de 420 milliards de roubles (soit 4,2 milliards d’euros au 7 décembre 2023) jusqu’en 2024.
Deux initiatives phares visent à instaurer une fiscalité avantageuse pour les futurs investisseurs. La première est l’extension à toutes les villes du district fédéral de l’Extrême-Orient du statut de zone franche dont bénéficie le port de Vladivostok. La seconde est la réduction du délai d’admission dans l’une des dix-huit « zones de développement prioritaire » où les nouveaux entrepreneurs sont, entre autres, exemptés de l’impôt pendant cinq ans. Ces mesures sont complétées par la création de sites internet qui facilitent le parcours des investisseurs. Ainsi, le site « Lesvostok » traite des ressources forestières. Il géolocalise les parcelles disponibles et les attribue par vente aux enchères électronique. Cette stratégie qui vise à stimuler en priorité les secteurs liés à l’exportation (pétrochimie, ressources minérales, pêche, aquaculture, sylviculture) s’accompagne de travaux d’infrastructure au premier rang desquels figurent les axes de communication ferroviaires, routiers, maritimes et aériens.
Deux axes ferroviaires Est-Ouest traversent l’Extrême-Orient : le Transsibérien, qui est dédié au transport des denrées alimentaires et des céréales, et le Baïkal-Amour (BAM), qui achemine gaz, pétrole, charbon, fer et cuivre. La modernisation de ces deux voies ferrées, doublées en plusieurs secteurs, a permis d’augmenter la capacité de transport annuelle de 67 M de tonnes en 2012 à 161 M en 2022 et vraisemblablement 180 M en 2024. Cela permettra d’exploiter pleinement la production des gisements de matières premières précédemment citées.
La médiocrité du réseau routier est un des facteurs de dépeuplement. Pour inverser la tendance, un plan national « des routes sûres et de qualité » a été lancé. Dans ce cadre plusieurs projets sont en cours (autoroute du Kamtchatka, autoroute reliant les gisements aurifères de la Kolyma dans l’oblast de Magadan), d’autres sont prévus à court terme comme le pont sur la Lena, près de Yakoutsk. Sa construction débutera en 2024 pour être achevée en 2028. Rappelons qu’en 2022 est entré en service le pont routier sur le fleuve Amour, reliant l’Extrême-Orient russe à la province chinoise du Heilongjiang. En complément de ces travaux, l’État russe a apporté un soutien financier aux opérateurs Internet pour lancer un réseau d’information en direct sur l’état des routes. 6 700 organismes y seront connectés.
Qui dit voies de communication maritimes dit route maritime du Nord (RMN), pièce maîtresse de la stratégie russe pour exporter gaz, charbon, pétrole vers les ports asiatiques. Dans ce cadre, les travaux de trois terminaux sont achevés ou sont sur le point de l’être. Ce sont d’abord deux terminaux de transbordement charbonnier.
Le premier, opérationnel depuis 2022, est implanté à Port Vera (Primorié) ; il réceptionne le charbon en provenance de deux gisements situés dans la région de l’Amour (Ogodzhinsk) et en Yakoutie (Elginskoye). Sa capacité est de sept millions de tonnes/an et sera portée à vingt millions une fois achevée, par une société privée, la construction d’une voie ferrée de 500 km reliant le gisement d’Elginskoye à la zone portuaire. 3 000 emplois seront créés. Le second, situé à Vanino (région de Khabarovsk) sera achevé en 2024. Sa capacité sera de 12 millions de tonnes. 600 emplois seront créés. Le troisième terminal est un terminal de gaz naturel liquéfié (GNL) construit au Kamtchatka dans la baie de Betchevinskaya et d’une capacité nominale de 21,7 Mt/an. Le gaz en provenance de la péninsule de Yamal sera transbordé à partir d’une unité flottante de 360 000 m3 sur des méthaniers classiques et acheminé vers les ports asiatiques. Le dispositif sera opérationnel courant 2024.
Afin d’assurer la continuité du flux logistique en RMN, prise par les glaces en certaines périodes, une flotte de brise-glace de classe Leader 22 200 est en cours de construction. Trois navires sont en service, deux sont en construction et seront livrés en 2024 et 2026 et deux autres, dont les contrats sont signés, en 2028 et 2030.
Quant aux liaisons aériennes, elles seront assurées par l’United Far Eastern Airlines, compagnie unique créée sur la base de l’actuelle compagnie Aurora. La flotte sera composée d’avions russes IL 114 et Sukhoï Super jet 100. Parallèlement, quarante aéroports vont être rénovés. Tous ces projets achevés, en cours ou futurs sont complétés par des mesures au niveau des onze entités régionales, inspirées d’un rapport du centre panrusse pour l’étude de l’opinion public (2019) selon lequel l’exode ininterrompu des populations d’Extrême-Orient s’explique par le niveau médiocre de l’environnement urbain et rural. Ces mesures ont été chiffrées dans le moindre détail, jusqu’au niveau des villages. Les axes d’effort sont les suivants :
• Construction de logements neufs au rythme de 3,3 M m2 par an.
• Amélioration du système de santé par l’ouverture de nouveaux établissements, y compris de médecine obstétrique, la rénovation de dispensaires, la création de postes de sages-femmes, l’acquisition de matériels médicaux et d’ambulances (1 200). Onze héliports seront construits ou rénovés.
• Développement du système éducatif et scientifique par la construction ou rénovation d’établissements d’enseignement général et d’enseignement professionnel avec restaurant scolaire. En outre, médecins et enseignants servant dans les campagnes percevront une indemnité spéciale.
• Développement de la sphère culturelle en appliquant dans les zones rurales le schéma suivant : jusqu’à 500 habitants, passage hebdomadaire d’un bibliobus ; si plus de 1 000 habitants, bibliothèque avec section « enfants » ; si plus de 3 000 habitants, salle de cinéma et si plus de 10 000 habitants, maison de la culture, cinéma, bibliothèque et musée.
• Développement de l’éducation physique et sportive par la construction et rénovation de gymnases et de terrains de sport.
• Accès aux transports pour les 1 265 agglomérations non connectées au réseau public régional. Mise en conformité de 23 000 km de routes régionales et à partir de 2025 de 10 000 km de routes locales. Il faudra simultanément assurer l’expansion des principales liaisons aériennes interrégionales et locales.
Le gouvernement central espère ainsi « élever la qualité de vie en Extrême-Orient à un niveau supérieur à la moyenne russe » et créer un cadre de vie confortable.
La réussite du plan Michoustine 2020 permettrait non seulement de réduire l’actuel déséquilibre socio-économique entre l’Ouest et l’Est russes mais aussi de poursuivre dans les meilleures conditions le pivot asiatique voulu par Vladimir Poutine et son gouvernement.
La Russie sur le marché asiatique : état des lieux
En Asie Pacifique, le climat géopolitique est moins hostile à la Russie qu’il ne l’est en Occident. La guerre en Ukraine n’a nullement assombri la relation avec les deux mastodontes régionaux, la Chine et l’Inde, partenaires de Moscou au sein des BRICS et de l’Organisation de la coopération de Shangaï – créée en 1996 et regroupant les États eurasiatiques. Le Japon et la Corée du Sud, tout en condamnant l’invasion russe de l’Ukraine et en adhérant au régime des sanctions, n’ont pas totalement coupé les ponts. Tous deux ne souhaitent pas mettre à mal leur approvisionnement énergétique et sont soucieux, surtout pour le second nommé, de préserver l’avenir. Enfin, en avril 2023, lors du sommet Russie/ASEAN à Siem Reap au Cambodge, les deux camps ont réaffirmé leur volonté de renforcer leur partenariat stratégique dans des domaines aussi essentiels que la sécurité, l’économie, l’énergie ou la santé (8).
En 2022, à Pékin, les présidents Vladimir Poutine et Xi Jinping s’accordaient à dire que le partenariat sino-russe était sans limites et n’excluait aucun secteur. Depuis, les événements semblent confirmer cette volonté clairement affichée. Sur le plan diplomatique, la Chine s’est abstenue de toute condamnation de l’invasion russe et n’a pas adhéré aux sanctions des Occidentaux. De plus, hormis deux entretiens téléphoniques au niveau présidentiel et des ministres des Affaires étrangères, elle évite toute rencontre officielle avec les autorités de Kiev. Ce fut le cas au dernier forum économique de Davos, où la délégation chinoise a ignoré le président ukrainien (9). La Chine est en outre soupçonnée de livrer à la Russie des produits de haute technologie, susceptibles d’être utilisés à des fins militaires (10).
Dans le secteur économique, le commerce bilatéral a atteint,en 2023, 240 milliards de dollars, mieux que l’objectif initial de 200 milliards (11). La Chine est très présente sur le marché russe de l’automobile, des téléviseurs et de la téléphonie mobile, là où les firmes Huawei et Xiaomi se sont empressées de combler le vide créé par le retrait du sud-coréen Samsung.
Cependant ce sont les hydrocarbures qui se taillent la part du lion. La Russie est devenue le premier exportateur de pétrole brut vers la Chine, devançant l’Arabie saoudite, avec 107 millions de tonnes métriques en 2023. Elle est aussi le second pourvoyeur, derrière le Turkménistan, de gaz naturel par gazoduc, en l’occurrence le Force de Sibérie 1. Ce volume pourrait s’accroître considérablement si les négociations en cours sur le projet Force de Sibérie 2 aboutissent. À la fin de l’année 2023, Gazprom et China National Petroleum Corporation ont approuvé un nouveau tracé vers la province chinoise du Heilongjiang en court-circuitant la Mongolie. Le prix du gaz reste à négocier (12).
Enfin, c’est bien dans le secteur énergétique que s’affirme ce partenariat sans limites comme en attestent les péripéties relatives au projet russe Yamal LNG 2 de production de gaz naturel liquéfié (GNL) situé en Arctique. Les autorités américaines ont imposé de nouvelles sanctions « afin de tuer ce projet » comme l’a affirmé Geoffrey Pyatt, sous-secrétaire d’État aux Ressources énergétiques, devant le Congrès en novembre 2023. La société russe Novatek, pilote du projet, a pu contourner ces sanctions et poursuivre à Mourmansk l’assemblage des unités de liquéfaction (trains) grâce à la technologie chinoise transférée par voie maritime depuis la province de Shandong jusqu’à Mourmansk. En outre, la société Harbin Guanghan a fourni des turbines pour remplacer les turbines américaines de la compagnie Baker Hughes visées elles aussi par les nouvelles sanctions.
Afin de diversifier ses partenariats asiatiques et ne pas dépendre excessivement de l’allié chinois, la Russie a tissé d’étroites relations diplomatico-économiques avec un autre poids lourd régional, l’Inde de Narendra Modi. Moscou et New Delhi entretiennent des liens amicaux traditionnels maintenus nonobstant la guerre en Ukraine et l’adhésion de l’Inde au QUAD en Indo-Pacifique (13). En décembre 2023, Subrahmanyam Jaishankar, ministre indien des Affaires étrangères, a séjourné quatre jours en Russie afin de renforcer « le partenariat stratégique privilégié et spécial » entre les deux nations (14). Les relations économiques et commerciales ont atteint 48,8 milliards en 2023, faisant de l’Inde le second partenaire de la Russie sur le continent asiatique.
Comme pour la Chine, c’est le secteur énergétique qui explique en grande partie le boom des échanges commerciaux. L’Inde investit massivement en Extrême-Orient russe pour lequel Narendra Modi a annoncé en 2019, dans le cadre de la loi « Act Far East », un crédit de 1 milliard de dollars (15). Elle détient 20 % du consortium Sakhalin-1 qui extrait le pétrole en mer d’Okhotsk et 49,9 % du gisement pétro-gazier de Vankor (région de Krasnoyarsk) dont Rosneft est actionnaire principal. Désormais, les importations de pétrole brut russe représentent 40 % du total des importations indiennes. La Russie est aussi devenue le troisième fournisseur de charbon de coke nécessaire aux aciéries indiennes et moins cher que le charbon australien. Plusieurs compagnies sont présentes sur les mines de charbon comme Tata Power au Kamtchatka. Pour acheminer ces matières premières vers l’Inde, Vladimir Poutine et Narendra Modi se sont engagés à mettre en œuvre un corridor maritime entre Vladivostok et le port indien de Chennai ce qui réduira les délais de trajet de 40 à 24 jours. De même, l’Inde souhaite participer à l’exploitation de la RMN : dans ce cadre, des marins indiens s’entraînent à la navigation dans les eaux polaires sur les simulateurs de l’Institut russe de formation maritime à Saint-Pétersbourg. Moscou et New Delhi ont aussi établi depuis une décennie une coopération importante dans le secteur nucléaire. C’est Rosatom qui a construit dans le sud du pays les six premiers réacteurs de la centrale de Kudankulam et le ministre russe du commerce et de l’industrie, Denis Mantourov, vient d’annoncer la construction de deux unités supplémentaires. Enfin, la coopération de défense demeure sous la forme d’achats d’armements (système antiaérien S400) ou bien par la participation à des exercices (Vostok 2022). Cependant, elle se réduit car l’Inde, conformément à son programme « make in India » souhaite produire ses armes et diversifier ses fournisseurs.
Après le début de la guerre en Ukraine, le Japon et la Corée du Sud ont délibérément choisi le camp occidental en adhérant aux vagues de sanctions successives. Tokyo a retiré à la Russie le statut de « pays le plus favorisé » et en représailles, Moscou a mis fin aux négociations sur un traité de paix et le statut des îles Kouriles. À Séoul, l’agence de presse « Hankyoreh » a qualifié « de débâcle diplomatique massive après trente années de coopération » les tensions actuelles avec le Kremlin, lequel a inclus la Corée du Sud dans la liste des « pays inamicaux ». Nonobstant ces tensions palpables, ces deux États ont préservé un minimum de relations avec la Russie.
Pour le premier, nommé il est vital de sauvegarder la sécurité énergétique nationale. C’est pourquoi, Mitsui & Co et Mitsubishi Corporation ont maintenu leur participation respective de 12,5 % et 10 % dans le projet Sakhalin-2. Selon Mitsubishi, 60 % du GNL de l’île de Sakhaline est destiné au Japon. Ce dernier est aussi actionnaire du projet Yamal 2. Néanmoins, en fin 2023, en raison de nouvelles sanctions américaines, Mitsui a quitté le projet alors que l’autre entreprise nipponne, Jogmec, devrait conserver ses parts. Tokyo importe aussi du charbon et du palladium.
Simultanément, le Japon n’a pas interrompu le dialogue stratégique en participant, par exemple, à la conférence asiatique du club Valdaï les 4 et 5 décembre 2023 à Moscou (16).
Prenant ses fonctions d’ambassadeur de Russie en Corée du Sud, en janvier 2024, Monsieur Zinovyev qualifiait son nouveau pays d’accréditation « de pays le plus amical parmi les pays hostiles ». Cette analyse est pertinente.
Après l’annexion de la Crimée en 2014, Séoul n’a imposé aucune sanction et a maintenu la plupart des projets économiques en cours. Ce n’est qu’en 2022 que la Corée du Sud s’est progressivement ralliée aux sanctions occidentales mais sans enthousiasme compte tenu des retombées négatives sur les relations économiques avec la Russie : 8e partenaire commercial de la Corée du Sud en 2021 celle-ci a rétrogradé au 17e rang en 2023.
Une étude exhaustive publiée le 18 décembre 2023 par le groupe de réflexion américain Foreign Policy Research Institute et intitulé Seoul searching: lessons from South Korea’s experience with sanctions against Russia (17) montre comment la Corée du Sud s’efforce de limiter l’impact de la crise ukrainienne sur le commerce bilatéral. Ainsi, le constructeur automobile Kia a ouvert une usine d’assemblage de SUV dans l’oblast kazakh de Kostanaï près de la frontière russe. Une fois assemblés, les véhicules sont transférés en Russie.
Au printemps 2023, si de nombreuses entreprises avaient fermé ou restructuré leurs usines russes, la plupart d’entre elles ne s’étaient pas encore retirées. Mieux, 76 grandes sociétés coréennes avaient à la même époque des filiales en Russie contre seulement 63 en 2022. Elles se font discrètes pour ne pas être traitées de facilitateurs russes (Russian enablers).
En fait, la Corée du Sud ne souhaite pas hypothéquer l’avenir et justifie son choix de préserver un minimum de liens commerciaux avec la Russie : « Nos entreprises ne peuvent pas facilement décider de se retirer face à l’exode des entreprises occidentales, car elles ne peuvent pas abandonner le marché russe, connecté à l’Europe de l’Est et à l’Asie centrale. Le seuil d’entrée sur le marché est également élevé, et une fois qu’une entreprise s’en est retirée, il est astronomiquement coûteux et long de le réintégrer ».
Il n’est pas inutile de rappeler aussi que la Corée du Sud dépend en partie de la Russie pour son approvisionnement énergétique : d’août 2022 à juillet 2023 les importations de charbon russe ont bondi de 44 %.
Forts d’une population de 670 millions d’habitants et disposant d’un produit intérieur brut de 3 700 milliards de dollars, les dix pays de l’ASEAN représentent le cinquième bloc économique mondial. C’est donc un partenaire indispensable pour la Russie dans sa quête du marché asiatique.
Dans ce cadre, en 2018, les deux parties ont signé un partenariat stratégique pour accroître la coopération dans des secteurs tels l’énergie, l’agriculture, la sécurité alimentaire. En 2023 la Russie a ouvert à Djakarta une chambre régionale du commerce et de l’industrie. Chaque année, l’ASEAN participe aux sommets économiques organisés en Russie, à Saint-Pétersbourg et à Vladivostok. Néanmoins, les résultats restent modestes sinon décevants : le commerce bilatéral s’élevait en 2022 à 20 milliards de dollars alors qu’il était de 731 milliards pour la Chine, 520 milliards pour les États-Unis, 268 milliards pour le Japon et 222 milliards pour la Corée du Sud. Plusieurs explications sont possibles.
D’abord, le poids des sanctions américaines appliquées conformément à la loi fédérale CAATSA (18). Par crainte de ces sanctions, en 2021, l’Indonésie a renoncé à l’acquisition de 11 chasseurs russes Su-35BM pour une valeur de 1,4 Md de dollars. Pour les mêmes raisons, en 2022, c’est le gouvernement philippin qui a annulé l’achat de 16 hélicoptères de transport Mi-17.
Ensuite les difficultés pour établir les flux financiers depuis l’éviction des banques russes du système SWIFT. Certes, pour contourner cette sanction, Moscou a créé son propre système avec la carte MIR mais seules au sein de l’ASEAN certaines banques du Vietnam l’ont acceptée.
Enfin, les infrastructures de transport qui relient la Russie à l’Asie du Sud-Est via des routes aériennes et maritimes directes sont insuffisamment développées et doivent être impérativement densifiées.
À tous ces obstacles s’ajoute une incapacité russe récurrente à finaliser des projets prometteurs dans des délais acceptables. Rosatom et sa filiale NovaWind doivent construire un champ d’éoliennes au nord-ouest du Vietnam. Les discussions durent depuis trois ans et toujours pas la moindre éolienne à l’horizon. En Indonésie, Rosneft doit bâtir une raffinerie de pétrole avec la société locale Pertamina. Les négociations datent de 2016 et à présent Pertamina envisage de trouver un autre partenaire (19). Enfin sur la partie indonésienne de Bornéo, la régie nationale des chemins de fer russes qui devait poser une voie ferrée de 200 km s’est retirée du projet. Cependant, la Russie n’est pas sans perspectives chez ses partenaires asiatiques dont les besoins énergétiques y compris en GNL vont tripler d’ici 2050 : en 2010, l’ASEAN importait 500 000 t de gaz par an et 12 Mt en 2020. Cette tendance haussière devrait se prolonger au moins jusqu’en 2040 (20). Belle occasion pour la Russie de proposer ses services et de pivoter toujours plus vers l’est ses exportations de GNL en provenance de l’Arctique d’autant que le gaz naturel échappe jusqu’à présent aux sanctions occidentales.
Conclusion
Faire en sorte que l’Extrême-Orient russe cesse d’être, selon les termes de Jean Radvanyi, « une anomalie économique et démographique » au cœur de cette façade Asie-Pacifique à la croissance florissante est la priorité. Les dirigeants russes semblent avoir appris des erreurs du passé : le plan de développement de cette région n’a pas été conçu par des fonctionnaires moscovites peu au fait des réalités du terrain. L’avis des populations locales et des instances régionales a largement été pris en compte pour améliorer les conditions de vie. En outre, des solutions sont à l’étude pour régler le problème récurrent du dépeuplement dans une période où la démographie est en berne. Il est envisagé par exemple de recruter massivement de la main-d’œuvre et des cols blancs notamment indiens comme l’ont déjà fait Israël, le Japon, l’Italie et Taïwan.
Pour réussir le pivot asiatique, il faudra optimiser les échanges économiques avec l’ASEAN en améliorant les systèmes financiers, logistiques mais aussi en rééquilibrant les échanges commerciaux car 75 % du modeste commerce bilatéral s’effectuent avec seulement trois des dix membres de cette organisation : le Vietnam, l’Indonésie et Singapour. ♦
(1) Diploweb entretien avec Pierre Verluise, 9 mars 2018.
(2) Ces onze régions sont : la Transbaikalie, la Tchoukotka, la Yakoutie, le Kamtchatka, les îles Kouriles, Sakhaline, le Primorié (Vladivostok), Magadan, l’Amour, la région autonome juive de Birobidjan et la région de Khabarovsk.
(3) Abangebyan Abel, « Développement de l’Extrême-Orient : programme national dans le cadre de projets nationaux » [en russe], Cyberleninka, mars 2019.
(4) Depuis la fin de l’URSS, trois programmes avaient été élaborés en 1992, 1996 et 2009.
(5) Gouvernement de la Fédération de Russie, « Mikhaïl Mishustin a approuvé le programme national de développement pour l’Extrême-Orient » [en russe], 28 septembre 2020 ( http://government.ru/docs/40487/).
(6) Plan Mishustine, page 5.
(7) Organisme consultatif créé en 2005 pour aider les citoyens à interagir avec les représentants du gouvernement et des autorités locales.
(8) ASEAN, « L’ASEAN et la Russie réaffirment leur volonté de renforcer leur partenariat stratégique » [en anglais], site de l’ANASE, 28 avril 2023 (https://asean.org/asean-russia-reaffirm-commitment-to-strengthen-strategic-partnership/).
(9) Lynch Suzanne, Nahal Toosi, Harris John et Ward Alex, « China snubs Zelensky en Switzerland », Politico, 17 janvier 2024 (www.politico.eu/).
(10) « Guerre en Ukraine : quel soutien la Chine apporte-t-elle à la Russie ? », BBC News, 20 mars 2023 (https://www.bbc.com/news/60571253).
(11) « Le commerce entre la Chine et la Russie augmente en 2023 alors que les échanges avec les États-Unis diminuent » [en anglais], Voice of America, 12 janvier 2024 (https://www.voanews.com/).
(12) Pao Jeff, Power of Siberia 2 bloqué par le prix du gaz et des problèmes de branchements, Asia Time (https://asiatimes.com/2024/01/power-of-siberia-2-stuck-on-gas-price-branch-issues/).
(13) Coalition des États-Unis, Inde, Australie et Japon pour contrer l’hégémonisme chinois en Indo-Pacifique.
(14) « La visite de Jaishankar en Russie a offert l’opportunité de renforcer davantage le partenariat stratégique spécial et privilégié », India News Network, 30 décembre 2023 (www.indianewsnetwork.com/).
(15) Jaisinghani Manan, « Des opportunités à gogo : l’Inde dans l’Extrême-Orient russe », Invest India, 2 septembre 2021 (https://www.investindia.gov.in/team-india-blogs/opportunities-galore-india-russian-far-east).
(16) Le club Valdaï est un forum de discussion fondé en 2004 par l’institut de Moscou des relations internationales (MGIMO).
(17) Hess Maximilian et Hong Taehwa, Seoul searching: lessons from South Korea’s experience with sanctions against Russia, Foreign Policy Research Institute, 18 décembre 2023, 136 pages (www.fpri.org/).
(18) Loi « Countering America’s Adversaries through Sanctions Act » de 2017.
(19) « Indonesia’s Pertamina may seek new refinery partner due to Rosneft uncertainty », The Business Times, 6 octobre 2023.
(20) « Can Southeast Asian countries sustainably continue their LNG development? », SEADS, 9 novembre 2023.